Du suicide de Christine Renon à la crise du Covid-19, l’Ecole a, tout au long de cette année scolaire, révélé ses nombreuses failles. Regard de l’intérieur par une jeune professeure (qui souhaite rester anonyme), qui boucle sa première année d’enseignement.

« Au moment où j’écris, on apprend par un murmure furtif que le directeur d’une école dans les Alpes-Maritimes s’est suicidé. Epuisé. Cette première année dans l’enseignement s’achève et j’ai la nausée. Celle d’un temps cyclique où rien n’a avancé et cette sensation oppressante d’un inexorable retour en arrière… »

Octobre 2019: des représentations en concurrence

Ce moment initial est là. 8 mois plus tôt, un mois après la rentrée.

Christine Renon, directrice, se suicide dans son école maternelle à Pantin. Elle demande qu’on ne salisse pas son nom. Alors on ternit son histoire en inversant la focale de la narration. C’est l’aspect personnel qui l’aurait épuisée. Pas le manque de moyens ni l’indifférence générale face à un système inégalitaire structurel et désaffecté.

Dans une cour d’élémentaire anormalement aphone, je porte un brassard noir pour marquer une pensée hantée par ce geste d’une collègue et prolonge une minute de silence en hommage au président J. Chirac. Au cours suivant, l’image des hussards noirs de la Troisième République mythifiée me donne un haut-le-cœur. Ce foulard finit par me comprimer, perdue dans cette résonance décadente d’un métier réduit à servir une représentation permanente au gré d’un agenda et d’une communication politiques.

Combien de suicides encore dans le service public? Combien de manifestations de détresse de ces professions où s’enchaînent d’innombrables tâches exécutives, scandées, évaluées au détriment d’un accompagnement respectueux de la personne ?

Toutes les générations sont concernées par cette perte de sens. En début et en fin de chaîne, ça casse.

Premiers doutes… Me serais-je trompée de métier?

Les semaines passent, c’est le temps des bilans et des créations touchantes des élèves pour les fêtes. Enfin un début de normalité.

Hiver glaçant: de l’endurance pour de la dignité

Les grèves s’enchaînent. Ma première, je la vis un peu comme un rite de passage. Clichée mais clivante. C’est tout le service public qui est dans la rue: la santé, la culture, l’éducation…

Cela va mal. Le manque de considération et de reconnaissance​ est généralisé dans la fonction publique, au moins autant que la précarité. Pourtant loin de la retraite, je me sens déjà programmée pour l’obsolescence.

En marchant vers République, je me remémore les vifs échanges de l’été précédent sur le droit de réserve et l’exemplarité. Alors stagiaire, ces termes m’avaient fait l’effet d’un couperet, tannée par l’exigence des attitudes requises.

Les doutes persistent, j’ai l’impression désagréable d’avoir intégré la Grande Muette.

Mes élèves me demandent pourquoi je fais grève. Je leur explique le contenu de la réforme des retraites. Je ne leur dis pas qu’il m’a été difficile de me loger suite à cette reconversion, que je croise les doigts pour que mes proches n’aient aucun problème de santé ou financier craignant de n’avoir ni les moyens suffisants de les aider ni le temps, simplement.

Je ne veux pas que les élèves voient cet aspect là. Ce métier est un engagement mais ce côté claudiquant, on ne devrait pas avoir à l’assumer ni avoir honte des conditions liées à une profession qu’on respecte. Mais en avançant dans le cortège, j’ai la sensation de faire partie d’un corps de métier méprisé, trop souvent endeuillé. A coup de réformes, nous ne sommes plus vus comme des ponts mais uniquement comme des murs et des exécutants. Je nous pense utiles mais on nous perçoit futiles. Finalement, je dis à ma classe que ce n’est pas très sympa de sauter de joie à l’idée de mon absence. L’autodérision comme une issue de secours. Puis on reprend.

Le projet de réforme est reporté. Les premiers réflexes professionnels et l’arrivée du printemps me font espérer un trimestre plus léger.

La brutalité d’une pandémie désarmante

Celle-ci, je ne l’avais pas vue venir! Foudroyante, paralysante, accablante.

Le Covid-19 a vidé les salles de classe à l’échelle mondiale et ralenti la vie de milliards d’êtres humains dans une rare et unique synchronicité.

Ce vendredi 13 mars, je n’ai pas réalisé que je disais définitivement au revoir à ma classe. Un crève-cœur de finir comme ça.

De toute façon, pas le temps de souffler. Pour la Nation apprenante

Poursuivre ce rôle dans lequel toute sa personne est assignée. Parce qu’aucun élève ne doit rester au bord du chemin.

J’ai envie de jeter mon ordinateur par la fenêtre. Je réponds aux mails le week-end, très tôt, très tard, car il y a un besoin de rassurer les parents et les élèves. Et soi-même aussi. L’anxiété à l’idée de laisser les gamins sur le côté dès le début de ma carrière écourte mes nuits.

Plus de deux mois de tentatives d’avancer à distance dans les apprentissages. Et le sentiment de ne plus enseigner et d’agir contre sa propre espérance. Car mon travail creuse les inégalités par cette continuité pédagogique insidieuse qui repose sur des possibilités matérielles, temporelles et langagières différentes selon les familles. Sans me l’avouer, je m’écœure en me voyant prendre part aussi tôt à cette méritocratie qui désigne ses rescapés comme des alibis d’un ascenseur terriblement en panne.

Puis vient l’annonce. Les écoles ouvriront le 11 mai. Progressivement. Pas partout. Sur la base du volontariat. Des semaines d’attente de précisions concernant cette organisation, une responsabilité reportée tardivement sur les mairies, des groupes multi-niveaux en alternance, des élèves à gérer en présentiel et à distance. Des oui, des non, des peut-être, des je-ne-sais-plus…

Et comme un ultime abandon des décideurs de toutes les sphères face à une responsabilité reléguée à celui (souvent celle) au-dessous. Et cet oubli maladif récurrent d’inclure les équipes pédagogiques dans des prises de décision qui les concernent directement, pénalisant autant les élèves que les parents.

Les directeurs ont porté l’organisation et la responsabilité de cette réouverture. Encore. Toujours.

Malgré la tentative d’une application stricte du protocole sanitaire, chaque geste « déplacé » sonne comme un glas et une possible sentence pour nous.

Bref. L’Ecole a changé…

Partout, il y a un marquage pour assurer une distanciation sociale, les plannings limitent les interactions, le matériel partagé est condamné. Le partage est condamné. La sociabilité aussi.

Le lieu semble vide, pourtant l’école s’est comme rétrécie et affaissée sur nous, pris en étau par une décharge opprimante.

J’ai fini cette première année en faisant cours avec un masque. Au quotidien, j’ai la boule au ventre face à cette vigilance constante et la sensation d’un corps toujours crispé. La mise au pas par des discours dissonants l’a lesté et raidi un peu plus.

Comme souvent, la Seine-Saint-Denis et les territoires ruraux ont cumulé toutes les difficultés. Les enseignants de tous les degrés ont déployé des ressources admirables. Les parents ont été épatants.

Surprenants, les enfants étaient contents de revoir leurs amis, leurs enseignant(e)s, curieux plus qu’apeurés de découvrir autrement ce lieu de vie qui les voit grandir. Certains se sont sentis valorisés dans des petits groupes bénéficiant d’ un accompagnement qui fait sens pour tous. Dans la classe, sous certaines conditions, le possible semble toujours là, loin du cadre scolaire vacillant.

Cette crise sanitaire inédite nous a rappelé le rôle central de l’Ecole dans nos quotidiens et ce besoin criant de l’autre et de sociabilité quand bien même le vécu de ces enfants et adolescents a été aux antipodes.

Avec justesse, cette jeunesse nous enseigne que c’est sur la nécessité de cette Altérité qu’on crée la possibilité d’une société. À nous d’apprendre à écouter.

Fin d’année et jours meilleurs?

J’écris parce que j’ai peur.

Je suis terrifiée face à cette institution qui broie élèves, enseignants, parents et tous les adultes engagés pour l’épanouissement de ces futurs citoyens.

Je crains de faire partie de ceux qui se feront broyer si l’Ecole continue, en toute condescendance, sur cette voie managériale d’entreprise déconnectée des besoins de sa jeunesse et du terrain.

Que cette boucle temporelle dans laquelle on s’est enfermé cette année, révélatrice de l’impossible inflexion d’une machine saturée d’éléments de langage, me sclérose dans les murs de cette autre «maison» où l’esprit et le corps demeurent plus que de raison en comparaison à d’autres professions.

Que la rentrée 2020 ne soit qu’une redite d’une gestion humaine annihilante dans tout le service public, présageant ces prochaines années où tout serait exactement pareil.

Et pourtant, ce métier est inspirant.

Alors je fonde l’espoir réservé que le défi sera relevé dans les hautes sphères.

Car cette année bouleversante doit ouvrir une fenêtre de possibilités pour offrir les meilleures conditions à cette jeunesse qui s’est révélée incroyablement forte bien qu’ébranlée, les plus « âgés » ayant déjà connu l’horreur du terrorisme et de la haine. Toute cette ressource humaine prodigieuse, à protéger, a besoin de place pour que la réalité d’un Nous se dessine enfin sur ce choc commun.

Face à des institutions qui ont le monopole de la narration et rendent insipide et impossible celle d’un soi complexe dans un pays aux histoires multiples.

Face à l’avenir bousculé d’une jeune génération dont nous sommes tous responsables, faute de notre sincère et lucide réflexion sur nous-mêmes en tant que société et collectif humain.

Pour faire corps là où le virus nous contraint tous les jours à nous délier.

Pour une politique qui porte l’intérêt d’un collectif pluriel véritable.

Pour eux. Pour nous. Pour tous.

Pour une émancipation de fait par l’Ecole.

Une enseignante débutante qui a besoin d’y croire pour ses élèves